À Kunisaki, les humains et les « oni » sont de vieux amis.
Nichée dans la préfecture d’Oita, sur l’île de Kyushu, la péninsule de Kunisaki se découvre comme un pèlerinage, jalonné de nombreux temples et sanctuaires. Ici, humains et oni, ces créatures légendaires du folklore japonais, sont considérés comme de vieux amis. Partez à la rencontre de l'histoire de Kunisaki et Bungo-Takada étant d'une richesse certaine !
Ces articles ci-dessous ont été rédigés à partir des expériences vécues par Martine Assenat, Antoine Pérez et Vincent Challet, les professeurs de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 (France) lors de leur visite à l’Université de Beppu, située dans la préfecture d’Ōita au Japon, dans le cadre d’un programme d’échange organisé en mai et juin 2024. Cette excursion sur la péninsule de Kunisaki avait pour objectif de présenter les initiatives liées au projet « patrimoine japonais » mené dans cette région et de partager les valeurs historiques et culturelles qu’elle incarne. Ce programme d’échange s’inscrit dans le cadre de plus de 25 ans de coopération académique entre l’Université Montpellier 3 et l’Université de Beppu.
Explorez ce parcours inédit, conçu par ces experts des Universités let plongez au cœur de l'histoire japonaise.
Beppu
Notre chauffeur était arrivé tôt, ce matin. Il faisait encore presque nuit. De la fenêtre du ryokan le ciel était d’une couleur de plomb, de longs filets de pluie formaient des lignes parallèles, comme des fils argentés dans le faisceau des lampadaires encore allumés. Les fumerolles des onzen emplissaient l’espace d’un brouillard épais.
Nous partîmes pour Kunisaki. Vers le milieu de la matinée, nous quittâmes la grand-route. Au travers des écharpes de brume qui déchiraient l’espace autour de la voiture – à moins que ce ne fût l’inverse -, la route sinuait dans un paysage vert sombre. L’inquiétante masse que le rideau de pluie ininterrompu – c’était Tsuyu, juste au début de l’été – laissait à peine deviner, au loin, se dévoilait désormais en un extraordinaire paysage de montagne verdoyante : Kunisaki, la montagne des démons, là où, en des temps immémoriaux, les oni enlevaient les hommes et les dévoraient… La porte d’un autre monde ?
- Peut-être. Mais surtout, l’un des lieux de naissance du Japon : un lieu aussi mystérieux que sacré, où, voici plus de douze siècles, les divinités locales, les kami, s’était unies au Bouddha, étaient devenues des bouddhas.
Mais comment était-ce arrivé ?
Usa…
Notre voyage avait commencé bien plus tôt, à vrai dire des années plus tôt. Il avait commencé à Usa, le plus ancien et vénérable sanctuaire d’Hachiman, le site shinto majeur de Kyushu, qui ne le cède en dignité qu’au prestigieux sanctuaire d’Ise, sur l’île de Honshu, et en importance qu’aux sanctuaires Inari, à peine plus nombreux…
C’est ici, sur la côte septentrionale de l’île de Kyushu, jouxtant la péninsule de Kunisaki, qu’est née la religion historique du Japon. C’est ici que, pour la première fois, une divinité locale, Hachiman, le dieu « aux huit banderoles », a uni sa destinée à celle d’un bouddha. Cela se passait il y a longtemps, bien avant l’époque des samouraïs, bien avant les splendeurs de Kyoto… Cela s’est passé à l’époque du Japon antique, précisément en 749, en l’an 21 de l’ère Tempyô si l’on en croit les chroniques anciennes, sous le règne de l’Empereur Shomu. Le mikoshi, le palanquin sacré contenant le kami d’Hachiman, avait emprunté le kurehashi, le pont de bois qui enjambe la rivière Yorimo, et parcouru, en une solennelle procession, la voie impériale menant, vers l’Ouest, jusqu’au Kansaï, au cœur du premier État japonais, le Yamato et sa lointaine capitale, Nara. Accompagné d’une prêtresse, toute possédée de ses oracles, il avait franchi la porte du Todai-Ji, le formidable temple de bois du grand Bouddha Vairocana – l’illuminateur - où se dressait, colossale, la statue de bronze du Daibutsu universel… Par cet acte, Hachiman, divinité shintoïste indigène venue de Kyushu, déification de l’Empereur Ojin, était devenu le protecteur du « Grand Temple de l’Est (Tōdai-ji)», du Bouddha, et par là-même de l’État tout entier (2). Ainsi l’avait voulu l’Empereur Shomu, dont la profonde dévotion au bouddhisme avait amené le Japon à un stade très proche d’une royauté théocratique, sur le modèle chinois (3). Bientôt, Hachiman deviendrait lui-même un grand bodhisattva…
C’est alors que, dans ce Japon ancien si semblable, encore, à la Chine voisine(4), naquit la religion historique de l’archipel, le shinbutsu shūgō – le mot lui-même est de formation récente -, ce syncrétisme si original que les étrangers ont, aujourd’hui encore, tant de mal à comprendre…
Le dieu revint à Usa. Au sein de son sanctuaire, conformément à la nouvelle doctrine, on avait édifié depuis quelques années un temple bouddhiste, le Miroku-ji, non loin du Buzen kando, la voie Impériale venant de Buzen, qui marquait l’entrée du grand sanctuaire : le Bouddha, à son tour, était accueilli par la divinité locale. Hachiman-gu était devenu Usa jingu, l’un des premiers temples-sanctuaires du Japon. Aujourd’hui, il ne reste du Miroku-ji que des socles monolithes, vestiges ténus du temple « aboli » à l’ère Meiji, lorsque les dirigeants du nouveau Japon avaient voulu revenir à la religion « nationale », originelle, débarrassée de toute influence étrangère. Mais c’est une autre histoire…
Kunisaki…
31 temples et lieux saints édifiés ici, à la frontière des antiques provinces de Buzen et de Bungo, au droit de sanctuaire d’Hachiman, autour de cône de la presqu’île volcanique, gigantesque disque basaltique que domine, presque exactement en son centre, le mont Futago, haut de ses sept cents mètres. Plongeant ses racines dans la Mer Intérieure, Futago détermine six grandes vallées, les « six districts remplis de montagnes » …
Kunisaki, c’est la quintessence - comme un résumé - du Japon légendaire, de sa nature – luxuriante et déjà presque tropicale - et de sa civilisation. La montagne, d’abord, et, bien sûr, la forêt. La brume, la pluie, ininterrompue lorsque survient le tsuyu, à la fin du printemps. La mousse, les grands cèdres, l’ombre, et partout le parfum douceâtre des sous-bois. Parfois, un îlot la lumière, au bord de la rivière qui serpente entre les montagnes escarpées, un jôri séculaire déploie ses rizières géométriques. Et de nouveau la montagne, et la forêt ; des torii, des escaliers de pierre, infinis, se perdant dans la brume, encadrés par une paire de génies Nio, ces gardiens de pierre – de lointains descendants d’Héraklès ? – qui protégeaient les lieux sacrés de l’influence des démons. En haut, apparaît parfois, surgissant du rocher, la figure paisible d’un bouddha. Il veille sur la divinité shinto et sur son sanctuaire. À moins que ce ne fût l’inverse… Ainsi du Dainichi Nyorai, ce Magaibutsu (bouddha dans une paroi rocheuse) de Bungotakada : on sculpta plus tard, non loin de lui, le dieu Fudō Myō-ō, esprit de la source du fleuve Kumano. Sa douce expression apporte un sentiment de sécurité à quiconque la regarde. Qui veille alors sur qui ?...
Et puis des temples, encore, d’autres torii, des pagodes de pierre, des stûpas, des statues, des sentiers de processions, et encore la forêt, toujours, omniprésente, qui recouvre tout, dévore l’espace, engloutissant le visiteur dans son écrin opaque. C’est le shinrin-yoku, le « bain de forêt » : aujourd’hui simple pratique thérapeutique permettant aux citadins surmenés de renouer avec la nature ; hier, épreuve terrifiante, avant que moines ascètes ne finissent par domestiquer ces sous-bois hostiles… Témoins de cette pacification, des figures rupestres, uniques, des génies, des démons - les oni - qui effrayèrent tant les Japonais avant que, rendus amicaux par les prières et la volonté de moines et d’hommes courageux, ils ne fussent, à Kunisaki, vénérés comme des bienfaiteurs : ceux qui apportent de bonnes récoltes tout au long de l’année. La porte de l’Autre monde avait été ouverte, et les hommes en étaient revenus…
Kunisaki est l’un des commencements du Japon, le moins connu, sans doute, le plus secret, le plus préservé. Il y a au Japon beaucoup de berceaux. Le Kansaï, bien sûr, est le plus visité. Tous les jours, toute l’année, des millions de touristes déferlent devant le Pavillon d’Or à Kyoto, se pressent devant le Todai-Ji, à Nara, défilent, pour les plus informés, à Ise, ou sur les rampes du sanctuaire principal d’Inari, le Fushimi Inari-taisha, toujours près de Kyoto.
Plus intime, plus calme, donc plus préservé est le monde de Kunisaki, à Kyushu, ou les bouddhas venus de Chine s’assimilèrent aux innombrables esprits locaux auxquels, depuis la nuit des temps, les habitants vouaient un culte intime. C’est ici, à la frontière extrême du Japon ancien, bien avant l’époque des samouraïs, lorsque les barbares Hayato du Sud de Kyushu finissaient de s’incliner face aux armées de Nara, que les premiers empereurs vinrent chercher le dieu local qui, incarnant l’immortalité de leur ancêtre commun, Ojin, assuraient leur légitimité religieuse et politique (4).
À Kunisaki, les visiteurs sont rares. Nous sommes pourtant proches de la ville des onsen, Beppu, si appréciée des citadins venus de tout le Japon. On peut s’en féliciter car sa nature et ses sites sont ainsi protégés du surtourisme qui dévaste aujourd’hui trop de lieux remarquables, au Japon comme ailleurs dans le monde. On peut le déplorer, aussi. Tout au moins peut-on regretter qu’un tel trésor d’histoire et de culture soit à ce point méconnu. Puisse ce petit texte contribuer à réparer une grande injustice.
En route vers le SHINRIN YOKU (bain de forêt) à Bungo-Takada
Le tsuyu. On entre dans la presqu’île de Kunisaki comme dans un pèlerinage. Elle est un sanctuaire, gardienne de onze temples, du bleu des bosquets d’hortensia, des planteurs des rizières, des gestes pétrifiés de statues démoniaques. Nous sommes en juin et la saison des pluies a recouvert d’eau, de mousse et de feuilles les forêts d’érables, de fougères, de bambous et de cèdres. C’est sur ce volcan, au pays des oni, que se raconte l’histoire de la divinité d’Hachiman.
Kumano-magaibutsu (sculpture de Bouddha taillées dans la falaise) - Bien culturel important au niveau national, lieu historique national - Ville de Bungo-takada, Tashibu-hirano
C’est un oni, avide de la chair des villageois, qui, pour effacer ses méfaits, a construit sur l’ordre du dieu Gongen de Kumano, l’escalier chaotique et cyclopéen longeant le torrent éponyme. Affolé par la prouesse du cruel, le dieu l’interrompit à l’instant où il achevait son œuvre. L’oni en tomba dans le vide mais les marches irrégulières sont toujours là, moins une. A leur sommet, proche du point d’origine du cours d’eau, l’effigie sculptée de Fudō Myōō, protectrice des sources (plus de 8m- périodes de Heian et Kamakura) inonde une petite clairière d’un sourire de bienveillance et de sérénité, tandis que celle de Dainichi Nyorai (presque 7m - fin de la période de Heian) révèle la finesse de ses traits et coiffure bouclée.
Au pied du site, l’entrée au sanctuaire est signalée par un torii. Le hameau aux toits de chaume datant de la période d’Edo serait celui où vécurent, à l’époque Heian, les moines forgerons et sculpteurs des magaibutsu de la presqu’île.
Il pleut sur le village. Rizières et hortensias s’abreuvent à la saison du tsuyu. Ce paysage témoin, cultivé par une population vieillissante, maintient les traditions ancestrales de l’agriculture et attend l’implication des générations plus jeunes.
« Qui a un cœur pur ne tombera du Pont Mumyo »
(Ville de Bungo-Takada, Naga-iwaya- Site du Patrimoine Pittoresque National)
Emprunter un sentier céleste et périlleux, élancé au-dessus du mont Yaba, est l’épreuve que des moines en procession doivent s’imposer pour conquérir les vertus spirituelles des dieux, les oni. Leur aventure a commencé la 2e année de l’époque de Yō-rō (718), quand fut fondé le Rokugo-manzan au sommet de l’île.
En contre-bas du précipice, collé à la paroi rocheuse, le temple de Tennen-ji conserve les torches rituelles (Otebi) qui seront brûlées lors des cérémonies de purifications. Dans la vallée, les divinités apparaissent sur la roche, en bas-relief, et protègent les hommes des inondations.
De tous les paysages du Japon, ceux de la péninsule de Kunisaki, sur l’île de Kyushu, la plus méridionale des grandes îles de l’archipel nippon, demeurent sans doute les plus évocateurs et les plus secrets. Loin des foules qui se pressent aux portes des temples majestueux de Kyoto ou de Nara et noient le silence sous un vacarme incessant, ils donnent à voir, dans leur simplicité même autant que dans leur situation reculée, à l’écart des axes de circulation, un aperçu de ce que pouvait être un Japon ancestral que la modernité de l’ère Meiji n’avait pas encore effleurée. Point ici de ces daims apprivoisés se bousculant l’un l’autre pour vous arracher des mains des chapelets de biscuits mais, au bout d’une route poussiéreuse longeant un torrent rocailleux, le Tennen-ji, deux structures, l’une de pierre, l’autre de bois. Elles reposent côte à côte, comme prises en étau entre le bouillonnement de ces eaux vagissantes et le murmure étouffé d’une falaise obscure. Deux temples presque jumeaux, symboles d’un syncrétisme si commun au Japon, l’un bouddhiste qui demeure fermé, l’autre shintô que décorent, ici comme ailleurs de grosses cordes tressées d’où pendent rubans de papier et fétus de paille. Veilleurs timides et craintifs de ces flots qui ne semblent apaisés que parce qu’en contrebas un démon taillé dans le roc les menace de sa lourde massue, prêt à se ruer sur eux s’ils osaient faire mine ne serait-ce qu’un instant de s’écarter du lit où ils s’épandent librement. Gardien intranquille qui, d’un sourcil froncé, se plaît à dompter les flots puisque telle est sa mission. En levant la tête, par-delà les frondaisons qui s’accrochent aux cimes, se distingue l’arche unique d’un pont de pierre enjambant un précipice : les pèlerins d’autrefois comme ceux d’aujourd’hui n’avaient d’autre choix, leur bâton à la main, que de s’y fier pour poursuivre leur chemin. Et, pour peu que la brume s’y attarde, elle dessine sur le pont les silhouettes fantomatiques de marcheurs évanescents. À parcourir ces lieux si calmes, à en éprouver la sérénité, l’on peine à imaginer qu’ils deviennent un théâtre d’ombre et de feu lors de cette nuit où les oni, faisant tournoyer à pleines mains leurs torches incandescentes, viennent en gerbes d’étincelles se mêler aux humains et boire avec eux des flacons de saké pour écarter avec fracas les malheurs du monde et contraindre les mauvais esprits à retourner sous terre le temps d’un long hiver. Car les oni de Kunisaki, plus que démons, sont esprits de ces forêts.
Loin du bruit et de la fureur des oni, le Fuki-ji surprend par son émouvante simplicité. Depuis la route qui y mène, les quelques marches qu’il faut gravir pour y accéder suffisent à le dérober à la vue. Cependant, une fois parvenu sur la plate-forme sommitale, le Fuki-ji se donne entièrement à voir du premier coup d’œil dans sa singularité et son unicité. Là où bien des temps, au Japon, ne se laissent approcher qu’à travers un long cheminement d’allées de gravier fin s’étirant au-delà de la porte principale encadrée de ces gigantesques gardiens de pierre ou de bois que l’on ose à peine regarder, le Fuki-ji élève son unique pavillon de bois – le plus ancien de Kyushu – au beau milieu d’une clairière. Point d’artifice ici, ni flammes enchevêtrées, ni dragons de pierre venant s’arc-bouter aux solives, mais les seules lignes pures d’un toit de tuiles qui se recourbe à ses extrémités et les masses sombres des cloisons de bois qui en scellent l’entrée et où la main s’attarde à caresser les nœuds. Silhouette élancée qui détache ses silences sur le vert de feuillages encore tendres, le Fuki-ji est un monde en soi qui invite à la méditation tranquille.
Mais la péninsule de Kunisaki n’est pas que sanctuaire. Elle offre l’espace d’un regard une plongée incertaine dans l’univers intangible des manoirs médiévaux. Du haut du rocher qui permet de découvrir le Tashibu-gô, l’œil suit les lignes, claires et nettes, qui séparent dans le fond de la vallée, les parcelles immuables où, saison après saison, les pousses de riz s’en viennent reverdir. Une rivière s’y écoule, franchie de part en part par des ponts si ténus qu’ils se font passerelles. Une rivière s’y écoule, si alanguie, si paresseuse qu’on dirait qu’elle serpente. Au loin, un village et l’on s’attendrait presque à ce qu’un paysan en sorte sans se soucier de rien, sa bêche sur l’épaule, et gagner d’un pas confiant le lopin de terre où il va s’échiner. Il vous vient par dizaines des haïku d’autrefois sur le vert d’une feuille ou le son d’une cloche et l’on pourrait se perdre à contempler sans fin la trace inchangée des dessins sinueux créés, jour après jour et jamais altérés, par la main délicate de paysans nippons. Il n’y manque pas même, de loin en loin, les taches blanches que laissent les aigrettes s’en allant divaguer dans ces paysages d’hier à la recherche des grenouilles d’aujourd’hui. Qui pourrait croire que ces rizières, inchangées depuis des siècles, pourraient s’effacer de la mémoire des hommes ? À les voir si sereines, on les croirait immortelles.
Ce cours modèle